Lampedusa, porte de l'Europe

27 settembre 2004

(Le Monde)

 

La petite île italienne accueille chaque année des milliers d'Africains sans le sou, qui traversent la Méditerranée à bord d'embarcations de fortune.Tout est fait pour que touristes et clandestins ne se croisent pas.

Un coussin à fleurs flotte entre deux eaux, prisonnier d'un canot pneumatique à demi immergé. Autour, dans l'enchevêtrement d'une bonne vingtaine d'embarcations de toutes tailles, surnagent quelques vêtements, des bidons en plastique, des bouteilles, une ou deux chaussures. Ces objets épars sont la preuve que, récemment encore, il y avait de la vie sur ces rafiots vermoulus entassés dans un coin du port de Lampedusa. C'est là, sous le regard impavide de la Madone de Porto Salvo, protectrice de l'île et de ses 6 000 habitants, que finissent par échouer les coques de noix sur lesquelles arrivent, jour après jour, des cohortes de clandestins venus des côtes tunisienne et libyenne.

Un chalutier de 20 mètres, en bois bleu et vert, est amarré à l'écart. Il est arrivé le week-end précédent avec une "cargaison" record de 465 passagers. Généralement interceptées au large, les embarcations sont consignées là, le temps de l'enquête judiciaire. Puis, de temps en temps, on fait le ménage sur ce bout de quai. Les carcasses sont emportées à la décharge publique, certaines sont réduites en petit bois et brûlées, d'autres acheminées vers la Sicile pour retraitement. La gestion de ce cimetière marin coûte cher à la collectivité : de 100 000 à 250 000 euros selon l'ampleur du nettoyage. Occupé à repeindre son bateau de pêche, Domenico Gervasi ne connaît pas les chiffres exacts, mais, de ses grosses mains, il dessine dans l'air une sorte de montagne : "Depuis dix ans, on en a récupéré des centaines et des centaines."

Caillou aride d'à peine 20 kilomètres carrés, Lampedusa est un confetti d'Italie égaré en pleine Méditerranée, plus près de la Tunisie que de la Sicile. Pour les géologues, c'est une certitude, la petite île est africaine. Mais, depuis quelques années, elle est la porte de l'Europe aux yeux de milliers d'Africains fuyant la pauvreté et la violence. L'ultime étape sur leur parcours d'exil, une escale d'évidence vers un espoir de vie meilleure. C'est en tout cas ce que promettent les passeurs à ceux qui embarquent en Libye ou sur les plages de Sfax, à 140 kilomètres de là, soit à peine six heures de navigation par beau temps.

"Le premier débarquement remonte à 1992, il y avait 71 personnes", affirme Giglione Baldassare. Le patron du Sbarcatoio - "Le bar le plus au sud de l'Europe" précise l'enseigne - s'en souvient comme d'une "grande fête" : "Il y a eu un immense élan de solidarité de la part de la population, se souvient-il. Les gens apportaient des vêtements, des couvertures, des boissons chaudes."

Il y a bien longtemps que les Lampédusins ne font plus cas des arrivées d'embarcations, remorquées par les puissantes vedettes des gardes-côtes ou de la Guarda di finanza. Lampedusa a vu passer 6 500 clandestins en 2002, 6 000 en 2003, et déjà plus de 8 000 cette année, à la mi-septembre.

"Avant, on devait leur faire traverser la ville en rangs par deux pour rejoindre le centre d'accueil, maintenant il y a des fourgons pour les acheminer plus discrètement", explique Michele Niosi, commandant du port. Le centre d'accueil, installé dans des bâtiments préfabriqués à côté de l'aéroport, ne compte que 180 lits. Du provisoire appelé à durer : la population s'est mobilisée, voici quelques mois, contre le projet d'une structure de 500 places, plus moderne et plus confortable.

Les arrivants ne passent généralement que quelques heures ou quelques jours ici, avant de rejoindre d'autres camps en Italie. Certains se retrouvent très vite sur le tarmac pour un vol de retour vers leur pays d'origine. Avec ses grilles surmontées de barbelés, le centre n'a d'accueillant que le nom. Les gens de Lampedusa l'ont surnommé "Guantanamo". Des carabiniers montent la garde derrière un portail que personne n'est autorisé à franchir, à l'exception des volontaires de la Misericordia, ONG catholique qui gère l'endroit.

Son directeur fuit les interviews, conformément aux consignes de la préfecture. Médecins sans frontières y est interdit de séjour depuis le mois d'avril. "C'est un lieu de non-droit très choquant, sans aucun contrôle, s'insurge Giusi Nicolini, militante écologiste, responsable de l'association de défense de l'environnement Legambiente. Même les parlementaires doivent demander une autorisation à la préfecture pour y pénétrer." Pour le maire, Bruno Siragusa, médecin, élu il y a deux ans sous la bannière du parti de Silvio Berlusconi Forza Italia, cette mise à l'isolement des immigrés clandestins est vitale pour "une île qui vit à 80 % du tourisme".

LES Italiens ont découvert les charmes de Lampedusa au début des années 1980. Depuis, ils sont 150 000 environ à venir chaque été rôtir sur ses plages de sable blanc, se baigner dans des eaux bleu lagon et danser dans les discothèques. Mais l'image de ce petit paradis commencerait à souffrir de la publicité faite aux arrivées clandestines. "A lire la presse, l'île est assiégée et notre mer pleine de cadavres", s'irrite le maire, Bruno Siragusa. La fédération des hôteliers estime que "les continuels remorquages de bateaux de clandestins sont en train de tuer la saison touristique".

Le manque à gagner, cette année, aurait été de 5 millions d'euros, les hôteliers étant obligés de brader les prix pour retenir la clientèle. "C'est un argument pour les pleureuses,réfute Giglione Baldassare, à la fois cafetier et adjoint au tourisme. L'immigration clandestine n'est pas responsable de la crise du tourisme, qui est générale dans tout le pays." Et puis il arrive que Lampedusa soit victime de rumeurs : "En juillet 2003, la presse nationale a annoncé qu'il y avait un cas de méningite parmi des réfugiés, c'était faux, mais les annulations de réservations se sont multipliées", rappelle Elio Desiderio, correspondant du quotidien Giornale di Sicilia. En fait, l'île s'est organisée pour que les chemins des touristes et des clandestins ne se croisent jamais. Sur la célèbre plage des Lapins, on bronze sans crainte de voir s'échouer une barque surchargée : "Des immigrés, oui j'en ai vu débarquer... à la télé, pas depuis que je suis ici", reconnaît Alessandro, estivant venu du Frioul-Vénétie avec son épouse pour leurs dix ans de mariage.

Certains habitants, comme l'écologiste Giusi Nicolini, sont mal à l'aise dans cette "double sphère": "Un monde de fête et d'insouciance qui côtoie sans le voir un monde de désespoir et de misère", résume-t-elle. Le maire, lui, s'en félicite : "Nous devons faire tout notre possible pour accueillir et accompagner les clandestins, surtout quand ils arrivent avec des femmes et des enfants, mais le tourisme et l'immigration doivent rester deux compartiments étanches."

Ce cordon sanitaire tiré par les autorités ne suffit pas à rassurer Angela Maraventano, fondatrice d'une improbable section de la Ligue du Nord à Lampedusa. Propriétaire du restaurant Le Sarrazin (spécialité de couscous !), cette femme de 40 ans prône la manière forte : "Il faut arrêter le business de l'immigration clandestine, les Lampedusins ne veulent pas être complices de ce trafic organisé. La solution ? Il suffit de placer deux navires militaires à la limite des eaux territoriales pour intercepter ces gens à temps et les soustraire à notre vue. Nous avons peur d'éventuelles infiltrations de terroristes, mais aussi des maladies infectieuses que ces clandestins peuvent importer dans l'île."

Après avoir mené la révolte contre le nouveau centre d'accueil voulu par le ministère de l'intérieur, Angela Maraventano promet, pour la fin de la saison touristique, "un blocus du port avec les bateaux de pêcheurs". Les thèmes de la Ligue du Nord, s'ils ne laissent pas insensibles les habitants de Lombardie ou du Piémont, ne font pas forcément recette à Lampedusa, commune où ne vivent que deux familles d'immigrés, installées de si longue date qu'elles parlent le dialecte local. "Paradoxalement, c'est l'un des rares endroits d'Italie sans clandestins", rigole Marco, un jeune Lampedusin.

Pourtant, les sujets de mécontentement ne manquent pas. "Nous n'avons pas d'hôpital, pas de dépôt d'ordures contrôlé, pas de transports satisfaisants, énumère Angela Maravetano. On nous a abandonnés, nous sommes les extra-communautaires de l'Italie." Elle fait sourire ses concitoyens lorsqu'elle propose de rattacher Lampedusa à la province de Bergame, en Lombardie. Mais le climat bon enfant peut se tendre très vite dans l'île. Cet hiver, une vingtaine de voitures ont été incendiées, dont celle du maire. Lettres anonymes, intimidations, attentats se sont succédé d'octobre à mars. Les enquêtes n'ont rien donné et le calme est revenu, sans que l'origine de la fièvre soit découverte.

La levée de l'embargo européen à destination de la Libye est considérée comme un premier pas vers le tarissement des flux de réfugiés. Mais Bruno Siragusa, le maire, espère "un accord bilatéral comme celui qui a été signé avec l'Albanie". D'ici là, le commandant Michele Niosi, dans son bureau de la capitainerie du port, continuera son travail de surveillance. Ses 60 hommes disposent de deux vedettes rapides. Ils sont épaulés par un navire militaire qui croise au large et par des patrouilles aériennes : "Le secours n'est pas un acte philanthropique, il est inscrit dans le code maritime, il est de notre devoir de secourir les embarcations que nous envoient les trafiquants."

L'officier de marine ne croit pas aux estimations de la presse, qui chiffrent à un millier le nombre de ceux qui auraient trouvé la mort dans le canal de Sicile. "C'est une mer très surveillée et très fréquentée par les pêcheurs siciliens, les navires commerciaux, les plates-formes pétrolières, les avions de ligne, etc. Comment tous ces cadavres auraient-ils pu passer inaperçus ?"

Parfois, cependant, la mort accoste à Lampedusa. En octobre 2003, les gardes-côtes avaient retrouvé treize corps sans vie dans une barque qui dérivait depuis des jours. L'état d'urgence avait été déclenché, car l'île manquait d'une morgue réfrigérée, et même de cercueils. L'aventure de ces naufragés avait ému toute l'Italie, qui leur avait réservé des funérailles solennelles à Rome. Aujourd'hui, Monsieur le maire est fier de la médaille du Mérite attribuée par le président de la République pour "récompenser la population de l'esprit avec lequel elle a fait face à la situation".

"A moi, personne n'a dit merci."Employé communal préposé au cimetière, Vincenzo Lombardo est amer. Une sombre histoire de primes attribuées à d'autres que lui. "Pourtant,dit-il en montrant un petit carré semé d'herbes folles, je les ai enterrés de mes mains, tout seul, quand personne ne s'intéressait à eux."On devine une douzaine d'emplacements, marqués par des croix grossièrement faites de deux planches. Un chiffre et l'année de la mort pour toute identification. Il désigne une inscription à la peinture noire, visiblement le numéro 6 de l'année 2003 : "Celle-là était une femme très belle, très grande, elle est morte en arrivant, à bout de forces, j'ai vu son mari, il a pleuré sur sa tombe, il a promis de revenir, je ne l'ai jamais revu."

Vincenzo a été critiqué pour avoir mis des croix sur les sépultures de présumés musulmans : "Moi, je suis catholique, je ne sais pas faire autrement", dit cet homme simple de 57 ans. Il a aussi déposé, sur chaque tumulus, un bouquet d'œillets, aujourd'hui desséché et poussiéreux.

Jean-Jacques Bozonnet